Le cycle naturel inclut la mort comme condition intrinsèque à la vie. Chaque jour, la nature meurt et, à travers cette mort, trouve les bases de ses renaissances infinies : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent à nouveau », écrivait Anaxagore.
La matière, en tant qu'élément constitutif de la vie, possède une vie propre, car elle forme un système en perpétuelle auto-construction. Comment, dès lors, envisager la mort d'une chose qui, par essence, n’est ni morte ni vivante, mais mouvante, une matière qui se réorganise sans cesse dans des agencements toujours changeants ? La véritable question ne réside donc pas dans la nature de la nature, qui contient en elle-même les principes de la vie et de la mort, mais plutôt dans la suivante : le principe inhérent à la nature peut-il disparaître ?
Pour aborder cette question, nous avons choisi de laisser de côté les sens spécifiques de la nature, qu'elle soit liée à la notion de sauvage (la nature dans le sens de l'élément natif) ou à l'artifice (la nature altérée par l’intervention humaine). Nous l'examinerons dans un sens plus général et existentiel, en tant que condition même de la vie. La nature sera alors définie à travers trois changements d'échelle ontologiques :
Dans une première partie, nous explorerons l’essence de la nature dans la période présocratique grecque, où le terme « Phusis » englobait à la fois le physique et l’immatériel. Dans une seconde partie, nous nous intéresserons à la structure écosystémique de la nature, vue comme un cycle. Enfin, dans la dernière partie, nous adopterons le point de vue de l'astrophysique pour envisager un renouveau de l’être en lien avec la nature, compatible avec le langage scientifique.
En remontant à l'origine du terme « nature », nous trouvons le mot grec « phusis », tiré du verbe « phuo », signifiant croître. Ainsi, la nature peut être comprise dans le sens d’un « apparaître incessant » ou, plus simplement, d’un « être ». En latin, « natura » signifie celui qui est par naissance, c'est-à-dire celui qui est. Cette définition étymologique nous renvoie à la question posée par Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Reformulée plus tard par Heidegger : « Pourquoi y a-t-il de l’étant plutôt que rien ? » L’étant s’oppose au néant, une alternative qui aurait pu être. Ainsi, la nature est interrogée en tant qu’être contingent, qui aurait pu ne pas être. Nous ne nous attarderons pas sur l’origine de la vie, mais sur cet aspect de la question : l’être tel qu’il est peut-il tomber dans le néant et ne plus réaliser son être ?
La dichotomie entre nature et culture, qui sépare l'humain du non-humain, semble étrange lorsqu’on se souvient du sens que « phusis » avait pour les Grecs. Selon Heidegger, ce terme englobait une vision bien plus vaste que la simple « nature » telle que nous l'entendons aujourd’hui : la « phusis » désignait aussi bien le physique que l’immatériel, tout ce qui émergeait dynamiquement dans le monde : présences soudaines, éclatements incessants. La nature, pour Héraclite, « aimant à se cacher », était l’être qui se dévoile dans l’« Aletheia » (vérité). Loin de la vérité dogmatique moderne, l’« Aletheia » est le contraire de « Léthé », le voile, signifiant que l’être de la nature était l’union des contraires : voilement et dévoilement, ce qui se dérobe fait partie de l’être. L’être et le non-être étaient, par nature, constitutifs de l’un et l’autre. La part d’inconnu, qui échappe à l’apparence, fait partie intégrante de la vérité de la nature. Heidegger précise ainsi que la « phusis » surgit de l’être au monde comme un mode d’être au monde lui-même. Pensée et être ne sont pas séparés ontologiquement : la connaissance est une « co-naissance » entre l’être et la pensée. Le nihilisme, pour Heidegger, est l’oubli de l’être, non pas en tant que destruction de l’étant, mais comme un phénomène où « l’être, devant l’afflux de l’étant, ne signifie plus rien pour vous » (Gérard Guest).
Ce « oubli de l’être » commence avec Platon, qui déplaça l’être du sensible vers l’intelligible, et atteint son apogée avec la modernité, scindant définitivement le sujet pensant du monde pensé, l’humain du non-humain. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué ce changement, mais bien le changement de la conception de la nature qui a permis ces découvertes. Selon Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture, cette scission entre nature et culture a permis l’épanouissement des sciences et des techniques, et elle demeure principalement présente en Occident, où l’homme a cherché à s’indépendantiser de la nature, objet de sa quête scientifique. Toutefois, il existe d’autres manières d’être au monde qui ne supposent pas cette séparation. L’être d'Heidegger, oublié par les civilisations occidentales, demeure encore vivant dans les visions des Achuar, pour qui « aent » désigne une personne sans distinction entre esprits, plantes ou animaux. Deleuze évoque cette « intuition ontologique » selon laquelle tous les êtres, qu'ils soient pierres, animaux ou humains, se valent du point de vue de l’être.
L’idée que « tout se vaut », du point de vue ontologique, va à l’encontre d’une hiérarchie établie, et tend vers une forme d’anarchie des étants dans l’être. De même, l’écologie, ou la science de la maison, renvoie à la notion d’économie, qui désigne la règle de conduite de la maison, autrement dit la régulation des lois naturelles qui assurent l'équilibre de notre écosystème. Ce que l’on appelle équilibre n’est en réalité qu’un déséquilibre dynamique, permettant l’émergence du vivant comme des structures autonomes qui interagissent avec le système. Les systèmes, qu'ils soient biologiques ou sociaux, fonctionnent selon des boucles rétroactives et sont fractals par nature, ce qui nous aide à comprendre la complexité du monde.
Aujourd'hui, la question n’est plus de
savoir si la nature peut disparaître, car ses conditions sont déjà engagées. Il s'agit désormais de réorienter la trajectoire et de poser la question des conditions de survie de la nature dans son état actuel. La disparition des conditions propices à la vie sur Terre entraîne un questionnement éthique urgent. La catastrophe écologique qui se profile remet en cause la manière dont nous interagissons avec notre environnement et, par extension, notre place dans l’ensemble du vivant.
Cette éthique, fondée sur une ontologie commune à tous les êtres, requiert un engagement qui dépasse les frontières culturelles et éthiques, impliquant une responsabilité partagée dans la préservation de la vie sous toutes ses formes. Loin d’un nihilisme qui serait inutile à la cause écologique, cette approche propose un renouvellement de la conscience du vivant et de notre relation avec la nature, à travers une « co-naissance » collective et une réconciliation des pôles de nature et culture.
En conclusion, la question de la mort de la nature trouve sa réponse dans l’idée que, bien que la nature contienne en elle la mort et la vie, elle ne meurt jamais de façon définitive, mais se transforme. À la mort d’une vision ethno-centrée de la nature, il est nécessaire de faire revivre les ontologies oubliées et de préserver la mémoire des espèces menacées. La dynamique cyclique de la nature nous enseigne que penser la fin du monde tel que nous le connaissons devient une prophétie auto-réalisatrice, mais que, si l’on considère la nature comme un mouvement perpétuel, la mort et la vie sont les deux faces d’un même tout. La réconciliation des contraires devient alors la clé de la vie et de l’éthique qui en découle.