Coralie Cornou   

Transflorescence

La rose est

                       sans pourquoi

 

La genèse des formes
 

Ces premières images sont des fragments.


Des prélèvements visuels opérés dans la matière, au plus près. J’y cherche non pas une forme à construire, mais une écriture à révéler.

Je photographie des détails — failles, nervures, arborescences, dépôts, lignes souterraines — en m’efforçant de ne rien y projeter. Il s’agit plutôt d’un retrait : me tenir à distance, pour mieux laisser apparaître. Ce qui m’intéresse, ce sont les figures non intentionnelles, les structures qui se forment sans dessin préalable, les paysages contenus dans une écorce, une roche, une surface abandonnée.

 

En découvrant L’Écriture des pierres de Roger Caillois, j’ai reconnu ce regard que je tentais de poser moi aussi : un regard sans désir de capture, qui accueille la matière comme un texte déjà écrit. Les pierres, pour Caillois, parlent. Elles tracent, sans le savoir, une géométrie intime du monde. Elles deviennent le lieu d’un surgissement poétique — d’un sens qui ne dit rien, mais qui frappe, avec évidence.

Ces photographies ne cherchent pas à documenter, ni à sublimer. Elles sont une tentative de présence. Une manière d’approcher ce qui s’organise en dehors de nous, et pourtant nous regarde.


Je veux y faire entendre la lenteur, l’érosion, la répétition. Le temps géologique inscrit dans un pli. L’intelligence sourde d’une surface.

Ce travail marque le début d’une recherche plus vaste, où la matière perçue — pierre, terre, écorce, émail, peau — devient source d’écoute, de contemplation, d’alliance. Il ne s’agit pas de voir des formes, mais de percevoir des forces.

 

"Les courbes les plus insidieuses, les volumes les plus glissants, les surfaces les mieux tracées pour conduire ou retenir le regard, pour le fixer ou le faire basculer sur une autre pente" 

« Des fenêtres luisantes couleur cyclamen ou églantine ; des tentures et des rideaux suspendus en pleine pierre à des crochets invisibles et dont les plis retombent avec solennité les uns des autres telle des cimes de montagne impraticable, des draperies d’aurores boréales, des fosses banales profondes comme des poches à bitume, où se sont déposés la lie et les déchets d’anciens fluides quintessenciés"

"A la fois nets comme des abstractions divines, et lourds de tout le poids de la pierre ou du métal, ils se coupent, se traversent en tous sens comme si brusquement le caprice d’ un démiurge avait accordé pour un instant aux substances les plus impénétrables l’étrange don d’une perméabilité mutuelle absolue"

 

Roger Caillois

Le monde minéral n’est pas figé. Il oriente le regard, le manipule, le séduit. La pierre devient surface dynamique, non pas passive mais stratégique, capable de diriger, de faire chuter ou de retenir. On est ici à la frontière du tactile et du visuel — comme si le regard, en glissant sur la matière, retrouvait une forme de corporéité.

 

le vocabulaire est luxuriant, chromatique, organique. La pierre cesse d’être sèche, elle devient draperie, rideau, ride, montagne. Ce que Caillois décrit, c’est une transmutation des états : l’inorganique s’emplit d’organique, le solide prend la souplesse du textile, le géologique devient presque météorologique. On est au cœur d’une vision animiste et plastique de la matière. La pierre rêve, s’effondre, scintille, se plisse — elle devient image puis récit.

 

La peinture, comme la pierre, semble ouvrir un monde — un monde qui n’est ni purement physique ni simplement métaphysique, mais où les deux dimensions se croisent, s’entrelacent, sans jamais se résoudre.

 

Arborescences, premières lignes de forces

 

Il est difficile de définir précisément l’origine d’une fascination. Parfois, elle surgit sans explication, comme une sorte de désir irrépressible, un élan vers ce qui échappe à la compréhension immédiate. C’est ainsi que naissent les premières arborescences dans mon travail, comme des invitations à regarder, à toucher, à plonger dans un réseau de lignes et de ramifications qui semblent aussi familières qu'étrangères.

 

 

La première arborescence n’est pas une révélation, mais une émergence, un frémissement. Les branches ne se contentent pas de se déployer : elles cherchent à atteindre quelque chose, à saisir une essence cachée dans l’entrelacs des formes. Elles s’étendent, se tordent, se superposent, comme si elles s’adressaient à un monde plus vaste qu’elles-mêmes, un monde qu’elles tentent de cartographier.

 

 

Il n’y a rien de linéaire dans cette recherche. Il n’y a pas de plan préalable, mais plutôt un enchevêtrement de gestes intuitifs, de pensées et de sensations qui se rejoignent dans l’espace précaire. Chaque courbe est une réponse à une question qui demeure suspendue, jamais vraiment posée et pourtant encore et toujours répétée.... C’est là, dans ce mouvement qui s’enracine dans l’incertitude, que naît la fascination. Ces lignes qui se déploient ne sont pas simplement des représentation, elle sont un mouvement accordé avec l'intime, resonnant avec une réflexion silencieuse sur ce qui est et ce qui pourrait être.

De l'arbre au mycélium, de l'arborescence à la craquelure : Variation, autres formes de réseaux

 

L'arborescence et la craquelure ne sont pas simplement des formes ou des motifs ; elles sont des réseaux, des trajectoires qui s’étendent, se connectent, se dispersent, créant des relations multiples et imprévisibles. À travers elles, c’est une philosophie du devenir qui se déploie, une exploration de la multiplicité et de la variation, dans le sens que Deleuze donne à ces termes : une manière de penser le monde en dehors de toute représentation figée, et de percevoir les formes comme des processus vivants, des engendrements incessants.

 

Les arborescences peintes sont des figures de cette variation. Non pas des arbres figés dans leur forme, mais des lignes vivantes, qui se multiplient, se bifurquent, s’élargissent, s’entrelacent. Elles incarnent une pensée rhizomatique, une logique de ramification infinie, qui se déploie dans toutes les directions, sans centre, sans origine. L'arborescence figure une carte de connexions possibles, une trame de relations en perpétuelle transformation.

 

 

 

 

 

 

 

 

Premières Tensions et mises en relief 

 

À cette arborescence se mêle une autre forme de réseau : celle de la craquelure. Sur la toile, la craquelure n’est pas une simple fissure, mais un autre type de connexion, une autre manière de faire apparaître des réseaux invisibles. Comme les mycéliums qui se répandent sous terre, la craquelure se déploie dans un espace où les formes ne sont plus figées, mais en constante mutation. Ce phénomène de craquelure peut être vu comme une variation, un agencement de lignes, de fractures, qui s’étendent selon des principes imprévisibles. Ces fissures, ces fractures sont des lignes de fuite, des territoires en devenir, qui questionnent l’unité et l’intégrité de la toile, tout en mettant en lumière le dynamisme de la matière.

 

Deleuze nous parle de la multiplicité comme d’une qualité fondamentale du réel. La craquelure, comme l’arborescence, est une multiplicité en acte. Ce ne sont pas des structures fixes, mais des processus ouverts, des formes de réseaux qui se croisent, se transforment, se réinventent. Ces deux phénomènes — l’arborescence et la craquelure — partagent cette idée fondamentale de variation, de mutation, qui s’opère dans la matière même. Elles sont des manifestations de l’infini potentiel que Deleuze décrit : un processus constant de devenir, de transformation, d’expansion, d’émergence.

 

 

L'arborescence et la craquelure se rejoignent dans leur capacité à ouvrir des espaces multiples, à suspendre le regard, à suggérer un enchevêtrement de forces et de connexions invisibles. Elles sont le résidu d’une pensée de la matière qui se déploie en dehors de toute finalité, mais dans un mouvement continuel, ininterrompu. Elles sont des expressions plastiques de cette philosophie du réseau, où le réel n’est plus pensé comme une totalité, mais comme une connexion infinie de processus, d’entrées et de sorties, de relations entre les éléments.

 

C’est un même principe de variation qui anime ces formes. Elles partagent cette capacité à échapper à toute logique de représentation figée, à s’ouvrir à une infinité de connexions possibles, qui échappent à toute prévision, à toute structuration trop rigide. Elles sont l’expression de ce qui, dans la matière et dans l’idée, ne cesse de se transformer, de se renouveler, de se déployer dans des directions multiples et inattendues.

 

Il s'agit d’une même pensée du réseau, du Rhizome — non pas au sens d’un système ordonné, hiérarchisé, mais comme prolifération, variation, différenciation continue.

 

Le rhizome, chez Deleuze et Guattari, n’est pas une figure, c’est une logique. Une manière d’habiter le monde, de le lire, de le sentir. Mes premières arborescences portaient en elles cette volonté de fuir la centralité, de s’échapper de l’origine et de la forme close. La craquelure vient prolonger ce geste, elle ne s’impose pas, elle advient. Elle est un événement plastique, un agencement d’altérations.

 

 

Cette œuvre met en jeu une analogie entre l’animé et l’inanimé, entre l’infime et le démesuré. Les textures terrestres évoquent des paysages célestes ; les effets du séchage parlent du vivant. Topographie trouble nos repères de taille, de matière, de nature. Elle ouvre un espace d’incertitude, un entre-deux où l’œil hésite, où le corps cherche, et où la pensée peut se glisser. 

 

Vue de loin, la toile devient territoire. Non pas un lieu réel, mais un espace perceptif : une topographie trouble, suspendue entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Le regard y vacille, pris entre la proximité de la matière et l’éloignement des analogies géologiques ou célestes.

 

Ce trouble perceptif n’est pas qu'un effet esthétique : il est une ouverture, un appel à penser la continuité entre les formes du vivant et de l’inerte, entre l’organique et le minéral, entre le visible et ce qui s’y dérobe.

 

Dans Topographie, l’argile est déposée à même la toile, sans apprêt ni barrière, comme un contact direct entre la matière terrestre et le support. Je laisse alors agir les propriétés intrinsèques des matériaux : la terre, soumise à la tension du temps, se fissure d’elle-même. Elle se rétracte, se fend, se soulève. Des craquelures apparaissent et se ramifient en réseau, selon une logique propre, indomptable, semblable à celle des racines ou des mycéliums invisibles.

 

Ce processus, que je ne contrôle qu’à demi, engendre des soulèvements, des plaques, des failles. Une cartographie se dessine alors — sans échelle, sans repères — évoquant une vue aérienne en noir et blanc, une photographie d’un territoire inconnu, peut-être intérieur. La surface devient relief, tension, archéologie mouvante.

Du rhizome au corail, ce qui relie
 

La sculpture prolonge ce qui, déjà, affleurait dans la peinture : un monde de ramifications, de tensions, d’émergences. Elle incarne autrement la logique du vivant, non comme reproduction du réel, mais comme mise en relation — entre les règnes, les échelles, les rythmes. C’est une pensée plastique du réseau, du multiple, du fragile, qui circule d’un médium à l’autre sans se redire à l’identique.

L’installation s’organise autour d’un axe central : les modules arborés, semblables à de petits arbres blancs ou à des coraux figés, sont disposés en miroir, évoquant une colonne vertébrale. Cette symétrie organique suggère un double mouvement : celui de la croissance et celui du soutien, comme si la structure portait en elle à la fois la mémoire d’un corps vivant et celle d’un monde en formation.

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Ni végétaux, ni animaux, ces modules incarnent une hybridité troublante. Ils rappellent le corail, cet organisme-limite : animal, mais bâtisseur d’une architecture minérale ; vivant, mais inséparable d’un autre vivant — l’algue — dans une relation symbiotique. Par cette forme composite, c’est la porosité des « règnes » qui se donne à voir. La frontière entre le végétal, l’animal et le minéral se brouille pour laisser place à un réseau de correspondances, à une pensée du vivant comme continuité, comme variation.

 

La matière elle-même participe de cette tension. Les modules sont façonnés en terre cuite, puis recouverts de peinture blanche. Ce geste de recouvrement opère une friction entre l’organique et le synthétique. La peinture, ici, n’imite pas la nature : elle la prolonge, l’altère, la rend ambiguë. Le blanc, enfin, évoque le phénomène de blanchissement des coraux — symptôme d’un dérèglement environnemental. La couleur disparaît, le vivant se fige, et la beauté devient spectrale. 

 

je souhaite souligné ici la porosité entre les différents « règnes » (Le monde des formes permet bien des analogies (brain corail)). La matière utilisée est la terre cuite et recouverte de peinture ce qui mobilise  un jeu de matière entre le synthétique et l’organique et qui souligne l’ artificialisation de la nature par la peinture présent dans mon travail. La couleur blanche fait référence à la mort des coraux ; les récifs coralliens se décolorent du à la pollution, comme s'ils avaient été trempés dans un bain d'eau de Javel.
L’installation des modules arborés est disposé en forme de colonne vertébrale , c’ est  une structure arborescente qui mélange le genre végétal et animal , tout comme Le corail est un animal qui construit un squelette minéral et qui vit en symbiose avec une algue végétale 
je souhaite souligné ici la porosité entre les différents « règnes » (Le monde des formes permet bien des analogies (brain corail)). La matière utilisée est la terre cuite et recouverte de peinture ce qui mobilise  un jeu de matière entre le synthétique et l’organique et qui souligne l’ artificialisation de la nature par la peinture présent dans mon travail. La couleur blanche fait référence à la mort des coraux ; les récifs coralliens se décolorent du à la pollution, comme s'ils avaient été trempés dans un bain d'eau de Javel. 

Une logique de transformation...

« Morphogenèse » vient du grec morphê (forme) et genesis (origine, naissance) : il désigne le processus par lequel une forme, une structure, un organisme prend naissance, se construit, se développe.

La morphogenèse est donc cette dynamique fondamentale de la vie où l’ordre émerge du chaos, où le souffle invisible qui traverse la matière organise les formes, qu’elles soient organiques, minérales, ou même abstraites.

 

Cette série de quatre peintures circulaires propose une exploration picturale du vivant en transformation. Disposées comme les étapes d’un processus évolutif, elles s’inspirent du principe de la chronophotographie : chaque image saisit une forme à un instant donné de son déploiement. Par la technique dendritique, la matière semble se ramifier d’elle-même, suivant une logique interne de croissance ou de dissolution.

 

Les formes, d’abord centrées, se développent, se fragmentent, se densifient, s'assombrissent, jusqu'à devenir presque spectrales. Cette série donne à voir une temporalité silencieuse où la peinture devient un organisme en mutation. Le choix du format circulaire renforce cette idée de cycle, de boucle, d’évolution sans point fixe, à la manière des cellules qui se divisent ou des coraux qui prolifèrent.

L'analogie entre les choses devient langage, où le mouvement se fige en arrêt sur image, capturant l’éphémère dans sa persistance. C’est l’exploration des porosités — ces frontières floues entre concepts, entre formes et idées — qui ouvre à une pensée en glissements, en jeux de sens mouvants, refusant la fixité et l’univocité.

 

Au cœur de cette matrice, une grammaire simple, élémentaire, s’impose : celle de l’arborescence. Mais ce n’est pas seulement une forme, c’est un principe vivant, une manière d’être au monde qui relie sans enfermer, qui transforme sans détruire, qui étend sans saturer. Plus largement, cette arborescence s’ouvre au rhizome — cette multiplicité sans centre, cette connexion horizontale et protéiforme — qui fait éclater les hiérarchies et crée un réseau infini de possibles.