Coralie Cornou   

Transflorescence

La rose est

                       sans pourquoi

 

L'ordre caché de l'art

04/01/2025

L'ordre caché de l'art

Dans L'Ordre Caché de l'Art, Ehrenzweig nous pousse à revisiter notre perception du chaos dans l’art. Plutôt que de considérer l'apparente désorganisation comme une défaillance, il nous invite à voir au contraire une structure cachée, un ordre sous-jacent qui échappe à une perception trop analytique et restreinte. Le chaos, loin d’être une déroute aléatoire, se révèle comme une forme de potentiel créatif où l'artiste, loin des contraintes de la logique et de l’ordonnancement strict, peut laisser émerger une organisation plus organique et fluide. C’est en ouvrant notre esprit à une perception plus large, en renonçant à la quête incessante de formes simples et reconnues, que nous pouvons percevoir cet ordre dissimulé.

 

L’idée centrale d’Ehrenzweig repose sur cette dualité entre deux types de perceptions que nous adoptons en face de l’art. D’une part, la sensibilité de surface, qui se concentre sur les formes dominantes et évidentes. Cette approche analytique découpe l’œuvre en morceaux compréhensibles, et lorsque ces morceaux deviennent trop complexes ou trop nombreux, nous percevons un chaos. C’est une manière de voir qui cherche à rendre les choses familières, à rassurer l’esprit en trouvant des schémas simples. D’autre part, la sensibilité de profondeur refuse cette décomposition. Elle s’efforce de saisir l’œuvre dans son ensemble, de percevoir ce qui relie les éléments entre eux sans s’arrêter sur leurs individualités. Ce type de perception ne cherche pas la simplification, mais la compréhension globale. C’est une sorte de lecture intuitive, une exploration où l’attention ne se porte pas sur les morceaux mais sur la dynamique qui les unit. Comme un scanner inconscient, elle capte les relations subtiles qui échappent à l’analyse ordinaire.

 

Ce qui est fascinant dans la vision d’Ehrenzweig, c’est l’idée que ce que nous percevons comme du chaos est en réalité un produit de notre mode de perception limité, de notre tendance à vouloir réduire la complexité à des éléments simples et facilement analysables. L’artiste, quant à lui, travaille à partir de cette complexité, non pas en la réduisant, mais en la laissant se déployer librement. Ce qui semble être un enchevêtrement d'éléments disparates pour l'observateur analytique devient pour l’artiste un terrain d’expérimentation, un lieu où chaque élément trouve sa place dans un tout cohérent, mais invisible pour ceux qui ne savent pas voir au-delà de la surface.

 

Ce processus, ce n’est pas uniquement une question d’apparence, mais bien un passage à un autre niveau de perception, qui va bien au-delà de l’objet de l’œuvre. L’inconscient joue un rôle central dans cette démarche créative. L’artiste, lorsqu’il crée, oscille entre la conscience et l’inconscient. Cette oscillation n’est pas synonyme de confusion ou de perte de contrôle. Bien au contraire, elle ouvre un espace où l’inconscient, loin d’être chaotique, devient un réservoir de possibilités créatives. Là où la pensée rationnelle cherche à organiser, l’inconscient, par ses forces intuitives, laisse la place à une organisation organique, fluide et ouverte. L’artiste entre dans un état de "vide mental", une sorte d’espace suspendu où il peut simultanément envisager toutes les possibilités, sans se laisser enfermer dans un cadre préalable. Ce "vide mental" devient alors une matrice de création où le désordre apparent se transforme en structure ordonnée et significative.

 

Ce processus créatif n’est cependant pas linéaire. Ehrenzweig décrit trois phases distinctes par lesquelles l’artiste passe lors de la création : la phase schizoïde, la phase maniaque et la phase de réintégration. Chacune de ces phases correspond à un moment spécifique dans le rapport entre l’artiste et son œuvre. Dans la phase schizoïde, l’artiste se trouve confronté à une fragmentation de ses idées et à une lutte contre la matière. C’est un moment où l’artiste semble perdu, où les idées sont multiples et déconnectées. La phase maniaque est celle de l’abandon. L’artiste laisse de côté le contrôle rationnel et s’engage dans une exploration intuitive, un "scanning inconscient" des possibles, une sorte de flux créatif où il peut se laisser aller à une exploration libre et non dirigée. La phase de réintégration est souvent la plus délicate. L’artiste doit maintenant tenter de donner forme à ce qu’il a exploré dans un état d’abandon. Il essaie de concilier ses visions conscientes et inconscientes, et c’est là que se joue l’aboutissement de l’œuvre. La réintégration des éléments disparates en un tout cohérent peut être déstabilisante, mais c’est précisément dans ce processus de recomposition que l’œuvre trouve son unité.

 

L’idée d’un ordre caché dans l’art va au-delà de la simple organisation formelle des éléments. L’art, pour Ehrenzweig, n’est pas une question de structures figées et ordonnées, mais d’une structure organique, où chaque élément, aussi anodin ou fragmenté soit-il, trouve sa place dans un tout plus vaste. Le chaos n’est pas une fin en soi, mais un potentiel créatif, un lieu de coexistence où toutes les idées et toutes les formes se rencontrent, se percutent et se mélangent, prêtes à émerger sous une forme nouvelle. Cet ordre caché est, en quelque sorte, une matrice en attente de se révéler, mais il ne se dévoile que lorsque l’artiste parvient à laisser la création se déployer au-delà des frontières de la logique et des conventions établies.

 

Cette pensée trouve un écho dans des courants philosophiques et psychanalytiques, en particulier dans la psychanalyse freudienne et la philosophie de Gilles Deleuze. Freud, dans son concept de "sentiment océanique", parle de cette expérience où les frontières entre l’individu et le monde se dissolvent, créant une sensation d’unité totale. C’est un état de fluidité créative qui, selon Ehrenzweig, se retrouve dans l’art. Deleuze, quant à lui, voit la création artistique comme une lutte contre les structures établies, un moyen de s’affranchir des formes imposées et de redéfinir la réalité. L’artiste, dans cette optique, ne se contente pas de reproduire le monde tel qu’il est, mais il ouvre des "lignes de fuite", des chemins qui permettent de s’échapper des conventions et de se rapprocher d’une réalité plus souple, plus fluide, plus ouverte.

 

En définitive, Ehrenzweig nous propose une conception de l’art qui dépasse la simple organisation des éléments. Pour lui, l’art devient une quête, une exploration de ce qui est caché, une recherche du sens dissimulé, une ouverture vers l’indéterminé. L’artiste, en travaillant entre la conscience et l’inconscient, entre le chaos et l’ordre, découvre ce que l’œuvre a à offrir au-delà de sa surface. L’art devient ainsi un terrain de transformation, un espace où l’on peut redéfinir les réalités, et où le regard, en se libérant des conventions de l’analyse traditionnelle, parvient à toucher l’essence même de l’œuvre. C’est une invitation à voir autrement, à dépasser les limites de la perception habituelle, à réinventer l’expérience artistique.



La nature peut elle mourir?

19/10/2018

La nature peut elle mourir?

Le cycle naturel inclut la mort comme condition intrinsèque à la vie. Chaque jour, la nature meurt et, à travers cette mort, trouve les bases de ses renaissances infinies : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent à nouveau », écrivait Anaxagore.

 

La matière, en tant qu'élément constitutif de la vie, possède une vie propre, car elle forme un système en perpétuelle auto-construction. Comment, dès lors, envisager la mort d'une chose qui, par essence, n’est ni morte ni vivante, mais mouvante, une matière qui se réorganise sans cesse dans des agencements toujours changeants ? La véritable question ne réside donc pas dans la nature de la nature, qui contient en elle-même les principes de la vie et de la mort, mais plutôt dans la suivante : le principe inhérent à la nature peut-il disparaître ?

Pour aborder cette question, nous avons choisi de laisser de côté les sens spécifiques de la nature, qu'elle soit liée à la notion de sauvage (la nature dans le sens de l'élément natif) ou à l'artifice (la nature altérée par l’intervention humaine). Nous l'examinerons dans un sens plus général et existentiel, en tant que condition même de la vie. La nature sera alors définie à travers trois changements d'échelle ontologiques :

Dans une première partie, nous explorerons l’essence de la nature dans la période présocratique grecque, où le terme « Phusis » englobait à la fois le physique et l’immatériel. Dans une seconde partie, nous nous intéresserons à la structure écosystémique de la nature, vue comme un cycle. Enfin, dans la dernière partie, nous adopterons le point de vue de l'astrophysique pour envisager un renouveau de l’être en lien avec la nature, compatible avec le langage scientifique.

 

En remontant à l'origine du terme « nature », nous trouvons le mot grec « phusis », tiré du verbe « phuo », signifiant croître. Ainsi, la nature peut être comprise dans le sens d’un « apparaître incessant » ou, plus simplement, d’un « être ». En latin, « natura » signifie celui qui est par naissance, c'est-à-dire celui qui est. Cette définition étymologique nous renvoie à la question posée par Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Reformulée plus tard par Heidegger : « Pourquoi y a-t-il de l’étant plutôt que rien ? » L’étant s’oppose au néant, une alternative qui aurait pu être. Ainsi, la nature est interrogée en tant qu’être contingent, qui aurait pu ne pas être. Nous ne nous attarderons pas sur l’origine de la vie, mais sur cet aspect de la question : l’être tel qu’il est peut-il tomber dans le néant et ne plus réaliser son être ?

 

La dichotomie entre nature et culture, qui sépare l'humain du non-humain, semble étrange lorsqu’on se souvient du sens que « phusis » avait pour les Grecs. Selon Heidegger, ce terme englobait une vision bien plus vaste que la simple « nature » telle que nous l'entendons aujourd’hui : la « phusis » désignait aussi bien le physique que l’immatériel, tout ce qui émergeait dynamiquement dans le monde : présences soudaines, éclatements incessants. La nature, pour Héraclite, « aimant à se cacher », était l’être qui se dévoile dans l’« Aletheia » (vérité). Loin de la vérité dogmatique moderne, l’« Aletheia » est le contraire de « Léthé », le voile, signifiant que l’être de la nature était l’union des contraires : voilement et dévoilement, ce qui se dérobe fait partie de l’être. L’être et le non-être étaient, par nature, constitutifs de l’un et l’autre. La part d’inconnu, qui échappe à l’apparence, fait partie intégrante de la vérité de la nature. Heidegger précise ainsi que la « phusis » surgit de l’être au monde comme un mode d’être au monde lui-même. Pensée et être ne sont pas séparés ontologiquement : la connaissance est une « co-naissance » entre l’être et la pensée. Le nihilisme, pour Heidegger, est l’oubli de l’être, non pas en tant que destruction de l’étant, mais comme un phénomène où « l’être, devant l’afflux de l’étant, ne signifie plus rien pour vous » (Gérard Guest).

 

Ce « oubli de l’être » commence avec Platon, qui déplaça l’être du sensible vers l’intelligible, et atteint son apogée avec la modernité, scindant définitivement le sujet pensant du monde pensé, l’humain du non-humain. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué ce changement, mais bien le changement de la conception de la nature qui a permis ces découvertes. Selon Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture, cette scission entre nature et culture a permis l’épanouissement des sciences et des techniques, et elle demeure principalement présente en Occident, où l’homme a cherché à s’indépendantiser de la nature, objet de sa quête scientifique. Toutefois, il existe d’autres manières d’être au monde qui ne supposent pas cette séparation. L’être d'Heidegger, oublié par les civilisations occidentales, demeure encore vivant dans les visions des Achuar, pour qui « aent » désigne une personne sans distinction entre esprits, plantes ou animaux. Deleuze évoque cette « intuition ontologique » selon laquelle tous les êtres, qu'ils soient pierres, animaux ou humains, se valent du point de vue de l’être.

 

L’idée que « tout se vaut », du point de vue ontologique, va à l’encontre d’une hiérarchie établie, et tend vers une forme d’anarchie des étants dans l’être. De même, l’écologie, ou la science de la maison, renvoie à la notion d’économie, qui désigne la règle de conduite de la maison, autrement dit la régulation des lois naturelles qui assurent l'équilibre de notre écosystème. Ce que l’on appelle équilibre n’est en réalité qu’un déséquilibre dynamique, permettant l’émergence du vivant comme des structures autonomes qui interagissent avec le système. Les systèmes, qu'ils soient biologiques ou sociaux, fonctionnent selon des boucles rétroactives et sont fractals par nature, ce qui nous aide à comprendre la complexité du monde.

Aujourd'hui, la question n’est plus de

 

savoir si la nature peut disparaître, car ses conditions sont déjà engagées. Il s'agit désormais de réorienter la trajectoire et de poser la question des conditions de survie de la nature dans son état actuel. La disparition des conditions propices à la vie sur Terre entraîne un questionnement éthique urgent. La catastrophe écologique qui se profile remet en cause la manière dont nous interagissons avec notre environnement et, par extension, notre place dans l’ensemble du vivant.

 

Cette éthique, fondée sur une ontologie commune à tous les êtres, requiert un engagement qui dépasse les frontières culturelles et éthiques, impliquant une responsabilité partagée dans la préservation de la vie sous toutes ses formes. Loin d’un nihilisme qui serait inutile à la cause écologique, cette approche propose un renouvellement de la conscience du vivant et de notre relation avec la nature, à travers une « co-naissance » collective et une réconciliation des pôles de nature et culture.

 

 

En conclusion, la question de la mort de la nature trouve sa réponse dans l’idée que, bien que la nature contienne en elle la mort et la vie, elle ne meurt jamais de façon définitive, mais se transforme. À la mort d’une vision ethno-centrée de la nature, il est nécessaire de faire revivre les ontologies oubliées et de préserver la mémoire des espèces menacées. La dynamique cyclique de la nature nous enseigne que penser la fin du monde tel que nous le connaissons devient une prophétie auto-réalisatrice, mais que, si l’on considère la nature comme un mouvement perpétuel, la mort et la vie sont les deux faces d’un même tout. La réconciliation des contraires devient alors la clé de la vie et de l’éthique qui en découle.