Dans L'Ordre Caché de l'Art, Ehrenzweig nous pousse à revisiter notre perception du chaos dans l’art. Plutôt que de considérer l'apparente désorganisation comme une défaillance, il nous invite à voir au contraire une structure cachée, un ordre sous-jacent qui échappe à une perception trop analytique et restreinte. Le chaos, loin d’être une déroute aléatoire, se révèle comme une forme de potentiel créatif où l'artiste, loin des contraintes de la logique et de l’ordonnancement strict, peut laisser émerger une organisation plus organique et fluide. C’est en ouvrant notre esprit à une perception plus large, en renonçant à la quête incessante de formes simples et reconnues, que nous pouvons percevoir cet ordre dissimulé.
L’idée centrale d’Ehrenzweig repose sur cette dualité entre deux types de perceptions que nous adoptons en face de l’art. D’une part, la sensibilité de surface, qui se concentre sur les formes dominantes et évidentes. Cette approche analytique découpe l’œuvre en morceaux compréhensibles, et lorsque ces morceaux deviennent trop complexes ou trop nombreux, nous percevons un chaos. C’est une manière de voir qui cherche à rendre les choses familières, à rassurer l’esprit en trouvant des schémas simples. D’autre part, la sensibilité de profondeur refuse cette décomposition. Elle s’efforce de saisir l’œuvre dans son ensemble, de percevoir ce qui relie les éléments entre eux sans s’arrêter sur leurs individualités. Ce type de perception ne cherche pas la simplification, mais la compréhension globale. C’est une sorte de lecture intuitive, une exploration où l’attention ne se porte pas sur les morceaux mais sur la dynamique qui les unit. Comme un scanner inconscient, elle capte les relations subtiles qui échappent à l’analyse ordinaire.
Ce qui est fascinant dans la vision d’Ehrenzweig, c’est l’idée que ce que nous percevons comme du chaos est en réalité un produit de notre mode de perception limité, de notre tendance à vouloir réduire la complexité à des éléments simples et facilement analysables. L’artiste, quant à lui, travaille à partir de cette complexité, non pas en la réduisant, mais en la laissant se déployer librement. Ce qui semble être un enchevêtrement d'éléments disparates pour l'observateur analytique devient pour l’artiste un terrain d’expérimentation, un lieu où chaque élément trouve sa place dans un tout cohérent, mais invisible pour ceux qui ne savent pas voir au-delà de la surface.
Ce processus, ce n’est pas uniquement une question d’apparence, mais bien un passage à un autre niveau de perception, qui va bien au-delà de l’objet de l’œuvre. L’inconscient joue un rôle central dans cette démarche créative. L’artiste, lorsqu’il crée, oscille entre la conscience et l’inconscient. Cette oscillation n’est pas synonyme de confusion ou de perte de contrôle. Bien au contraire, elle ouvre un espace où l’inconscient, loin d’être chaotique, devient un réservoir de possibilités créatives. Là où la pensée rationnelle cherche à organiser, l’inconscient, par ses forces intuitives, laisse la place à une organisation organique, fluide et ouverte. L’artiste entre dans un état de "vide mental", une sorte d’espace suspendu où il peut simultanément envisager toutes les possibilités, sans se laisser enfermer dans un cadre préalable. Ce "vide mental" devient alors une matrice de création où le désordre apparent se transforme en structure ordonnée et significative.
Ce processus créatif n’est cependant pas linéaire. Ehrenzweig décrit trois phases distinctes par lesquelles l’artiste passe lors de la création : la phase schizoïde, la phase maniaque et la phase de réintégration. Chacune de ces phases correspond à un moment spécifique dans le rapport entre l’artiste et son œuvre. Dans la phase schizoïde, l’artiste se trouve confronté à une fragmentation de ses idées et à une lutte contre la matière. C’est un moment où l’artiste semble perdu, où les idées sont multiples et déconnectées. La phase maniaque est celle de l’abandon. L’artiste laisse de côté le contrôle rationnel et s’engage dans une exploration intuitive, un "scanning inconscient" des possibles, une sorte de flux créatif où il peut se laisser aller à une exploration libre et non dirigée. La phase de réintégration est souvent la plus délicate. L’artiste doit maintenant tenter de donner forme à ce qu’il a exploré dans un état d’abandon. Il essaie de concilier ses visions conscientes et inconscientes, et c’est là que se joue l’aboutissement de l’œuvre. La réintégration des éléments disparates en un tout cohérent peut être déstabilisante, mais c’est précisément dans ce processus de recomposition que l’œuvre trouve son unité.
L’idée d’un ordre caché dans l’art va au-delà de la simple organisation formelle des éléments. L’art, pour Ehrenzweig, n’est pas une question de structures figées et ordonnées, mais d’une structure organique, où chaque élément, aussi anodin ou fragmenté soit-il, trouve sa place dans un tout plus vaste. Le chaos n’est pas une fin en soi, mais un potentiel créatif, un lieu de coexistence où toutes les idées et toutes les formes se rencontrent, se percutent et se mélangent, prêtes à émerger sous une forme nouvelle. Cet ordre caché est, en quelque sorte, une matrice en attente de se révéler, mais il ne se dévoile que lorsque l’artiste parvient à laisser la création se déployer au-delà des frontières de la logique et des conventions établies.
Cette pensée trouve un écho dans des courants philosophiques et psychanalytiques, en particulier dans la psychanalyse freudienne et la philosophie de Gilles Deleuze. Freud, dans son concept de "sentiment océanique", parle de cette expérience où les frontières entre l’individu et le monde se dissolvent, créant une sensation d’unité totale. C’est un état de fluidité créative qui, selon Ehrenzweig, se retrouve dans l’art. Deleuze, quant à lui, voit la création artistique comme une lutte contre les structures établies, un moyen de s’affranchir des formes imposées et de redéfinir la réalité. L’artiste, dans cette optique, ne se contente pas de reproduire le monde tel qu’il est, mais il ouvre des "lignes de fuite", des chemins qui permettent de s’échapper des conventions et de se rapprocher d’une réalité plus souple, plus fluide, plus ouverte.
En définitive, Ehrenzweig nous propose une conception de l’art qui dépasse la simple organisation des éléments. Pour lui, l’art devient une quête, une exploration de ce qui est caché, une recherche du sens dissimulé, une ouverture vers l’indéterminé. L’artiste, en travaillant entre la conscience et l’inconscient, entre le chaos et l’ordre, découvre ce que l’œuvre a à offrir au-delà de sa surface. L’art devient ainsi un terrain de transformation, un espace où l’on peut redéfinir les réalités, et où le regard, en se libérant des conventions de l’analyse traditionnelle, parvient à toucher l’essence même de l’œuvre. C’est une invitation à voir autrement, à dépasser les limites de la perception habituelle, à réinventer l’expérience artistique.