La rose est
sans pourquoi
Dans la continuité des recherches amorcées, cette nouvelle étape approfondit mon exploration des formes en évolution, comme autant de métamorphoses silencieuses saisies dans l’épaisseur d’un instant. Je poursuis ce travail sur les arrêts sur image — non plus figés, mais traversés par une tension interne, comme si l’immobilité elle-même portait encore les traces du mouvement, sa mémoire vive. Les images se dilatent, s’effilent, se prolongent au-delà de leurs contours, et la forme devient processus.
Ce glissement m’amène vers des paysages plus vastes, des champs de craquelures où la surface devient territoire, matière vivante, espace traversé de fractures, de lignes sensibles, de failles. Ces fissures ne sont pas des accidents mais des respirations, des souffles par lesquels le visible se déploie et se fragilise à la fois.
Je cherche à approcher un langage de plus en plus épuré — un vocabulaire de l’essentiel, sans surcharge, qui vise la clarté sans perdre la profondeur. Une tentative de maîtrise, non pour enfermer, mais pour donner forme à l’indicible. Il s’agit d’une mise en espace des phénomènes, comme si chaque œuvre pouvait devenir un point de contact entre ce qui advient et ce qui demeure, entre la vibration du monde et la forme qui tente de l’accueillir.
« Empreinte » est, comme son nom l’indique, la trace laissée par le contact entre deux surfaces, l’une venant s’imprimer sur l’autre. Sa singularité réside dans le fait que l’une de ces surfaces était préalablement recouverte d’une épaisse couche de peinture acrylique non diluée. Lors du décollement, un dessin se révèle : né de la succion exercée par la viscosité de la matière, comme si celle-ci avait élaboré sa propre technique d’arrachement.
Ce qui surgit alors, presque spontanément, est une forme organique — une arborescence. Ce motif, que l’on pourrait croire issu d’un processus vivant, est en réalité le fruit d’une réaction purement matérielle. Et c’est précisément là que réside toute la fascination : la matière inerte, sous certaines conditions, semble épouser les logiques du vivant. À travers ce geste simple, la peinture révèle un entre-deux troublant, où la frontière entre nature et matière se brouille, laissant entrevoir une intelligence de la forme, silencieuse et primitive.
Ce que révèle « Empreinte », c’est que la différence entre l’inerte et le vivant n’est pas ontologique mais graduelle, que la vie n’est pas une essence mystérieuse mais peut-être une complexité de rapports, une architecture subtile d’interactions. L’arborescence, en tant que motif, devient alors le point de jonction entre ces deux régimes d’existence. Elle n’est ni purement naturelle ni purement artificielle : elle est ce tiers espace où la matière prend forme et, en prenant forme, devient langage. Un langage qui précède le verbe, qui ne dit rien mais montre la force d’organisation du monde, son désir silencieux de croître, de s’étendre, de se relier.
« Nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme une genèse, un mouvement. »
— Paul Klee, Théorie de l’art moderne
Dans cette série intitulée Morphotypes, j’explore la forme comme processus vivant, toujours en devenir, jamais figé. Chaque peinture naît d’un équilibre temporaire, d’un arrêt provisoire dans un flux d’émergences. Les motifs qui apparaissent ne sont pas des formes arrêtées, mais les instantanés d’un devenir formel : des cristallisations transitoires, analogues à ce que l’on observe dans les dynamiques naturelles ou les figures scientifiques.
La moindre variation — dans l’épaisseur de la matière, la direction du geste, la densité d’un vert — devient ici symptôme d’une transformation latente. Ainsi, mes toiles ne s’envisagent pas comme des œuvres isolées, mais comme des fragments d’un système, des réponses l’une à l’autre, qui forment ensemble un paysage d’évolutions possibles. D’où l’importance du travail en série : ce n’est pas la répétition qui m’intéresse, mais la différence subtile, la divergence lente, les bifurcations.
La forme, dans Morphotypes, est appréhendée comme un organisme en mutation. J’adopte pour cela un regard de naturaliste, non pour classer mais pour observer — un regard comparatif qui perçoit les résonances entre les structures. Il ne s’agit pas d’imiter la nature, mais de la penser à travers la peinture, de faire dialoguer l’abstraction plastique avec les logiques du vivant.
Dans cette perspective, la peinture devient non plus un aboutissement, mais un terrain d’expérimentation : un lieu d’observation de ce que la forme peut encore devenir, de ce qu’elle contient en germe. Chaque toile est donc une hypothèse formelle, une morphologie en suspens, une trace de la tension entre le chaos et l’ordre.
Ce qui m’intéresse c’est la dialectique entre forme et fonction : ce lien intime entre l’apparition visible d’une structure et son efficacité, son inscription dans un écosystème, un besoin, une logique interne. Les formes naturelles ne sont pas des hasards esthétiques ; elles sont la mémoire d’un usage, d’une contrainte, d’un dialogue avec le monde. Ainsi, la forme ne saurait être pensée sans sa finalité : elle est action cristallisée, adaptation matérialisée.
La forme dendritique — que l’on retrouve dans les réseaux végétaux, les ramifications nerveuses ou les systèmes de drainage — est pour moi emblématique de cette logique du vivant : elle incarne une stratégie de déploiement, de maximisation des échanges et des circulations. Une géométrie du contact, de la diffusion, de la communication.
De même, la forme ovoïde, celle d’une coquille ou d’un œuf, releve d’une autre stratégie : celle de la protection, du retrait, de la minimisation du contact et de la résistance passive. Deux logiques formelles, deux manières de répondre au monde : l’une par l’ouverture, l’autre par la fermeture.
Ce qui m’attire c’est cette ambiguïté entre le fonctionnel et le poétique, entre la rigueur des structures biologiques et la liberté de la forme plastique. Là où la science tend à analyser, nommer, classer, je cherche à faire dériver ces formes vers une énigme, une ouverture. Le regard naturaliste que j’adopte est en tension avec un regard plus intuitif, plus subjectif — peut-être même plus métaphysique. Car si les formes parlent, ce n’est pas toujours dans une langue que l’on comprend.
Nous comprenons la construction visible, ce qui nous captive, mais pas la lente et insensible croissance qui l’a façonné, qui nous échappe totalement. Nos sens et notre esprit, régis par une temporalité et une subjectivité humaines, sont incapables de percevoir cette évolution subtile et étendue.
Nous agissons, respirons, pensons sans besoin de savoir comment, alors que notre savoir conscient se limite aux actions que nous maîtrisons. Ainsi, la question du « comment » surgit naturellement face aux mystères du vivant, mais nos tentatives ne sont que des approximations humaines, contraintes à nos propres outils et finalités : notre compréhension est toujours « trop humaine », enfermée dans des modèles réduits et manipulables.
La pensée abstraite elle-même est enracinée dans des gestes simples — saisir, poser — mais les processus organiques résistent à cette prise, à cette décomposition. Nous pouvons imiter la forme d’un coquillage, le fragmenter pour en analyser les parties, mais son unité profonde, la vie en elle-même, nous demeure insaisissable. Car la vie n’est pas un mécanisme : elle est animée d’une finalité interne, un « pourquoi » qui dépasse tout « comment ».
Le vivant échappe à la simple mécanique, car la finalité est l’affaire du sujet, jamais de l’objet. Ainsi, derrière toute réponse mécaniste, demeure l’ombre d’un mystère que la raison humaine ne peut jamais pleinement éclairer.
Il y a un écart irréductible entre notre mode humain de connaissance — limité, instrumenté, fait pour agir et comprendre selon nos propres échelles de temps, d’espace, et d’intention — et la nature même du vivant, qui se déploie dans une temporalité et une finalité qui nous échappent.
Autrement dit : nous ne pouvons jamais pleinement saisir la vie dans sa totalité vivante, parce que le vivant ne se réduit pas à un mécanisme observable ou à une simple construction mesurable. Il est animé d’une finalité interne, inaccessible à nos catégories de pensée fondées sur l’action, le contrôle, et la manipulation.
Une quête d'une peinture exclusivement destinée au regard : ce n’est pas "le quoi" peindre qui prime mais "le comment" peindre. Ce qui compte c’est la nature de la peinture : celle-ci est à la fois forme et contenu.
»
"Tout paysage devient l’écho d’un état affectif et tout état affectif voit naître devant lui un paysage, on ne sait lequel engendre l’autre."
Benjamin Orcajada
"Une forme sans son support n’est pas forme et le support est forme lui-même"
Henri Focillon
Les craquelures faites de tensions se suivent et créent un dessin qui s’apparente à celui du rhizome : sans hiérarchie les points se suivent et se relient sans distinction, c’est un modèle de la nature apparenté au mycélium, une organisation où les éléments circuleraient librement entre eux en un réseau, un maillage fluide. L’humain s’est par ailleurs inspiré de ses structures pour optimiser le fonctionnement des réseaux de transport notamment. C’est le biomimétisme [Transcriptions technologiques de solutions biologiques].
Une invitation à la contemplation d'une matière aride et désertique qui laisse songeur et pose le problème de l'avenir climatique de la planète. A l'échelle de la matière, l'homme est égal à toutes choses et à l'échelle du temps géologique, nous sommes aussi étendus qu'un grain de sable. Pourtant nous entrons dans l’ère de l’anthropocène, ce moment où l’activité humaine est devenue la contrainte dominante devant toutes les autres forces géologiques et naturelles qui avaient prévalues jusque-là. Ce terme non validé par les géologues le jugeant non scientifiquement fondé et anthropocentrique [centré sur la vision humaine] est néanmoins révélateur de la constatation des conséquences de l'activité de l'homme sur son environnement.